Entretien avec Cécile Baxas, le 15 février 2019

par Emmanuel Valat, psychanalyste

 

à propos de l’exposition :

 

Vêtir les ossements dispersés,

la contessa

21 mars – 6 avril 2019

 

Galerie Natsara, 29 rue Taitbout 75009 Paris

 

Un travail conçu par Cécile Baxas

avec la complicité de Richard Bean pour le film.

Photographies : Cécile Baxas, Martin Bogren et Marcello Togni.

 

 

 

 

 

Vêtir les ossements dispersés

 

Emmanuel Valat :     On pourrait commencer cet entretien sur le titre et le sous-titre que tu as donné à cette exposition : « Vêtir les ossements dispersés, la contessa »

 

Cécile Baxas : La « contessa », c’est le nom du personnage avec lequel je chemine depuis le début de ce travail.  Il est au point de départ de ce projet, et si je m’en suis parfois un peu éloignée, ce n’est que pour mieux l’apprivoiser, l’étoffer, et  lui donner corps.  Je ne l’oublie pas. Il fait référence à la contessa di Castiglione.

 « Vêtir les ossements dispersés », c’est une phrase que j’ai lue il y a longtemps dans un recueil de poésie de Gilbert Lely [1]   et qui depuis, me trotte dans la tête. Dans l’avant-dire de ses Poésies complètes, il écrit : « vêtir les ossements dispersés de l’amour ». J’ai désiré supprimer « de l’amour », parce que cela limitait le propos à un sentiment et qu’il s’agit pour moi, dans ce travail, de dire quelque chose de plus vaste, même si je pense qu’il  a beaucoup à voir avec l’amour et… le désamour. « Vêtir les ossements dispersés », c’est pour moi une mise à nu, dans le sens où je cherche ici, par l’image, à changer de peau. Visibles dans l’exposition, ces mues m’ont permis par la métamorphose, d’aller vers quelque chose d’essentiel. Désirer changer de peau pour mieux appréhender le monde. La question que je tiens à poser serait alors : de quelle façon, au point où j’en suis, suis-je présente au monde ? Et, par quels chemins cette présence au monde peut-elle être  envisagée maintenant ? Ici, la question du temps est importante.

 

EV :     Comment cette exposition sera composée ?

 

CB :     Il y a des photographies sur lesquelles je suis presque toujours visible. Ce sont des autoportraits. Les autres ont été prises par Martin Bogren et Marcello Togni, des photographes avec qui j’ai collaboré. Il y a un film réalisé par mon ami Richard Bean, qui s’est glissé dans les pas de la contessa lors d’une  déambulation performative dans les rues de Paris. Et puis il y a des d’objets fabriqués par moi.  Certains servent de cadres, d’écrins aux photographies. Les autres, un tas de trucs plus ou moins noirs constituent la scénographie de l’exposition. Cette exposition est une invitation à découvrir un univers. Celui de la contessa. Les visiteurs sont conviés chez elle, au milieu de ses affaires, dans son bazar. Est-elle vivante, est-elle morte ? Peu importe. En tout cas elle est là et elle nous invite, comme le ferait une amie. Bienvenue !

 

EV :     « Elle » nous invite, dis-tu, ce n’est plus toi, c’est elle qui propose...

 

CB :     Là c’est la -trouble- part du jeu que je joue... Jusqu’à quel point je me prends pour la contessa ? Jusqu’où ? En vérité je sais bien que je ne suis pas elle et qu’elle n’est pas moi. Mais on est bien ensemble. On se surprend, on s’apprivoise, on se soutient, on se comprend. On s’entend bien toutes les deux ! Peut-être qu’en effet nous ne formons qu’une seule et même personne maintenant ? C’est ça l’idée : montrer une proximité affective, une ressemblance. Mais tu sais qu’il n’y a pas qu’elle en moi. Il y a toute une tribu de fantômes qui m’accompagne ! Autant de personnages possibles à inventer …

 

 

La contessa

 

EV :     La contessa semblait avoir une place première...

 

CB : Oui. Elle a été le déclencheur de ce travail, elle en est l’élément moteur, l’élan, le souffle. L’intensité de son regard sur lequel je suis tombée, a effectivement été un choc. Ce foudroiement a résonné en moi. J’ai traqué, questionné son travail photographique, longtemps. Je l’ai donc traquée, questionnée elle, parce que son travail et elle-même ne font qu’un. Je ne sais si elle m’a répondu. Elle m’a en tous cas permis de trouver des réponses à mes propres interrogations. Je les soumets dans ce travail.

 

EV :     En quelques mots comment tu présenterais  cette contessa ?

 

CB :     Ce qui m’intéresse chez la contessa de Castiglione c’est ce qui a longtemps été oublié d’elle : A savoir, son œuvre, son engagement d’artiste. Elle est l’une des premières à avoir fait de sa vie, par l’image, une œuvre d’art. Elle organisait tout, elle imaginait les scénographies, elle fabriquait les costumes, elle mettait en place sa pose et son complice photographe n’avait plus qu’à prendre les photos, qu’elle retouchait, annotait…. Avec humour et insolence elle a mis en scène son quotidien. Romanesque et dramatique, son œuvre est abordable par des biais très variés. Il y a ainsi des possibilités énormes, un éventail très large pour aller à sa rencontre. On peut s’engouffrer avec tout ça dans chacune des failles qu’elle a laissé ouvertes. C’est ce que je me suis amusée à faire : Plonger avec elle et toute cette matière. En miroir, caresser un mystère.

 

EV :     Et toi quel est le biais par lequel tu as tenu à aller vers elle ?

 

CB : Au-delà du choc visuel qu’à produit en moi l’écho de son regard, de cet appel, parce qu’il s’agit bien de cela, je me suis sentie appelée par ce regard, j’aimerais te répondre par quelques questions : quoi dire de soi à un moment précis de sa vie, en tenant compte de tout ce qui a été fait et de tout ce qui ne l’a pas été ? De quelle façon  peut-on se libérer des choses encombrantes, pour ne cheminer qu’avec ce qui semble essentiel ? De quoi cet essentiel est-il constitué. C’est un travail à partir de la perte, que j’ai essayé de mettre en place ici. Quand on perd ce qui est essentiel,  que reste-t-il ?

 

EV :     Les os... ?

 

CB :     Oui, les os, les oripeaux, les pelures, tous ces machins, ce grand bazar précieux. Une fois qu’on a effectivement perdu des êtres aimés, un lieu de vie fondateur (une maison de famille où étaient mes racines)  toutes ces  choses fondatrices et solides, que reste-t-il ? Et que fait-on de ce qui reste ? De quelle façon on s’accommode de ces restes ? Ou on ne s’en accommode pas ? Je ne sais pas. Que fait-on avec ces restes pour être présent à la vie ? De quelle façon, ce qui meurt demeure ? Je tente de trouver des réponses  à toutes ces questions dans ce travail, en sa compagnie.

 

EV :     C’est une manière pour toi de faire revenir la contessa ?

 

CB :     Certes, oui. Je la convoque. Et grâce à elle, je me rapproche d’autres aussi, c’est en quelque sorte une passeuse. Mais je n’oublie pas la part de jeu. Il y a quelque chose de ludique et  je veux avoir la liberté de m’amuser avec tout ça. Même si le propos de départ est douloureux, je cherche à m’en détacher avec humour. Et pour ça,  la théâtralité est idéale.

 

EV :     Là où tu sembles la rejoindre c’est sur le travail des images, mais c’est aussi sur la confection des vêtements, la scénographie.

 

CB :     Oui, parce que je jongle avec ces éléments depuis longtemps : scénographie, théâtre, costumes, corps. Elle et moi, encore une fois, on s’entend bien là-dessus! J’incarne aujourd’hui cette contessa morte il y a 120 ans. L’exposition commence le 21 mars, la veille de sa naissance, et se termine le 6 avril, le jour de la mort de ma mère. Un autre fantôme… Du printemps donc, à la Saint Marcelin. Elles ont quelque chose en commun ma mère et elle.  Quelque chose de la beauté, du silence et du mystère. Je fais   l’intermédiaire.

 

 

 

Mise à nu, voile et dévoilement

 

EV :     Une chose qui m’interroge d’ailleurs : la mise à nu dont tu parles passe essentiellement par la confection d’habits. C’est donc une mise à nu, qui se fait par un changement incessant de costumes...

 

CB :     Oui, je pense que la mise à nu, ce n’est pas le fait de mettre à poil ...

 

EV :     Mais justement, qu’est-ce que ça veut dire comme mise à nu. Qu’est-ce que ça dévoile ?

 

CB :     Ce qu’on est ou ce qu’on a envie d’être. C’est pareil ! Mais toujours au plus  près… avec sincérité. En tenant compte de ce paradoxe même : la mise à nu n’est pas une vraie mise à nu. Je suis  sans arrêt à vouloir être au plus près de ce que je suis et en même temps je choisis le travestissement. Des éléments qui voilent pour mieux  dévoiler.... et dire quelque chose d’autre. Une -im-posture poétique en quelque sorte.

 

EV :     Le jeu des différents habillements consiste justement à voiler et à dévoiler en même temps. Une mise à nu et une pudeur en même temps ?

 

CB :     Oui, les deux sont très présents chez moi. Je ne suis pas forcément consciente de ce qui a lieu dans le regard de l’autre. C’est ça qui m’intéresse  dans la photographie. L’entre deux. Je montre des choses qui, peut-être ne sont pas anodines. Ce qui m’intéresse c’est sentir les possibilités d’ouverture  que ça offre. Quelque chose du désir, teinté d’un brin de provocation ?

 

 

Fantôme et revenant

 

EV :     Cette contessa semble fantomatique, comme une présence qui hante. Au début de la pièce de Shakespeare, Hamlet rencontre un fantôme, le fantôme de son père. L’idée géniale que nous fait entendre Shakespeare, c’est que le fantôme a quelque chose à nous dire, et tant qu’on n’entend pas son message, il sera là à nous hanter. Alors la question, que je voudrais te poser : quel est donc ce message que porterait pour toi ce fantôme, la contessa ?

 

CB : Oui, le fantôme a un message à faire passer. Et il hante tant qu’on n’a pas entendu son message et sa présence est encombrante tant qu’on n’a pas trouvé à s’en libérer. Le fantôme de la contessa me hante,  il est  pour moi source de création. C’est une chance, je suis accompagnée de bons fantômes ! A son appel je réponds par ce travail. Un peu comme si quelque chose qu’elle n’avait pas pu ou voulu terminer pour laisser la possibilité à d’autres de prendre le relais. Poursuive son œuvre, et faire œuvre à son tour. Un acte de générosité en quelque sorte.

 

EV :     Mais s’ils ne disent pas quelque chose d’eux même, peut-être qu’ils disent quelque chose de toi. Parce qu’on ne se laisse pas accompagner de n’importe quel fantôme.

 

CB :     En effet ! Si leur présence m’est nécessaire, c’est qu’ils me font me rendre compte que j’appartiens à un monde plus vaste que celui dans lequel je vis au quotidien. Ils m’invitent à un voyage dans le temps. Une dimension temporelle plus étendue,  un monde choisi : celui de l’imagination.  La contessa est un fantôme de cette nature, et avec elle je suis en bonne compagnie.  Mais c’est un fantôme parmi d’autres, parce qu’en vérité ils sont nombreux autour de moi. C’est comme une famille dans laquelle je me sens bien. Je les ai chez moi, partout. Ils m’accompagnent au travers de peintures, d’ objets, de photos qu’ils m’ont transmis et sur lesquels je veille. Ils sont ma richesse affective.

 

EV :     Les objets sont la trace de leur présence ?

 

CB :     Les objets sont la trace d’une existence, de vies passées. L’empreinte de leur présence y est inscrite, à qui sait  lire, déchiffrer.

 

EV :     Et faire de nouveaux objets, c’est leur permettre une présence renouvelée peut-être... ?

 

CB :     Oui, c’est une façon pour moi d’honorer leur présence, comme une espèce d’offrande, je les commémore. Faire de nouveaux objets c’est accepter le relais, poursuivre. De Pompéi, que  reste t-il après le désastre ? Des objets, des images, des images partielles, déformées inscrites dans des objets, des peaux d’objets. Des objets qui ne sont plus que des bouts d’objets… D’autres choses donc. C’est émouvant et merveilleux cette présence en demie teinte, non ?

 

EV :     Il y aurait aussi une dimension mélancolique ?

 

CB :     Oui, tu as raison. Quelque chose de l’espace noir, du soleil noir. Et quelque chose de très lumineux en même temps, de très vivant. C’est toujours dans les oppositions  que je trouve mon chemin.

 

 

Quelle suite ?

 

EV :     Tu envisages d’autres projets.

 

CB :     Oui, me glisser dans la  peau d’un homme. Et celui auquel je pense est particulièrement intéressant, parce qu’ il se vivait en femme.

 

EV :     Tu sais déjà sur qui tu veux jeter ton sort... ?

 

CB :     Oui, un certain Marcel. Marcel Bascoulard.  Là je le ferai à la campagne. Marcel est plus contemporain, il est mort dans les années 70. Il vivait à Bourges, un artiste, un clochard céleste avec son petit vélo, sur lequel il transportait tout son bazar. Il dessinait sa ville avec une précision quasi photographique. Il a produit des peintures et des dessins. Il se faisait photographier en femme par le photographe de quartier chez qui il se rendait régulièrement. Lui aussi confectionnait lui-même ses costumes. J’aime l’idée  d’associer un artiste, une œuvre à une ville. Et puis j’aime l’idée de la déambulation.  Donner à voir un personnage qui chemine, c’est en quelque sorte lui redonner un peu l’élan de la vie. 

En tant que femme, interpréter un homme qui se vivait en femme, pose d’autres questions auxquelles j’aurai plaisir à me confronter. En plus, je trouve ça assez ludique. Et cette part de jeu est au cœur de mon travail, elle  m’inspire beaucoup.

 

 

 



[1]   On trouve cette formule de Gilbert Lely dans  l'avant-dire du tome 1 de ses Poésies complètes, Mercure de France, Paris, 1990.

       
     

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